Par Laura Johnston
Laura Johnston était étudiante en droit lors de la rédaction de ce texte. Elle a travaillé pour Janine Benedet, l’avocate de la Coalition des femmes pour l’abolition de la prostitution, une des parties ayant eu statut d’intervenante dans le pourvoi en appel de la décision Bedford c. Canada, entendu par la Cour d’appel de l’Ontario en juin 2011. Elle est désormais avocate.
L’argument selon lequel décriminaliser la prostitution améliorerait les conditions des femmes prostituées semble intéressant à première vue. La première fois que je l’ai entendu, j’ai pensé que cela avait du bon sens. Mais quand j’ai commencé à travailler bénévolement dans un centre d’aide aux victimes de viol et dans une maison d’hébergement et que j’ai rencontré des femmes en situation de prostitution, j’ai compris que la décriminalisation ne résoudrait pas les problèmes réels grevant la vie des femmes. Ce texte constitue mon analyse de mes expériences d’intervenante de première ligne et de mon travail dans le dossier Bedford c. Canada. Je vais soutenir que la notion voulant que l’on puisse assurer plus de sécurité aux femmes en décriminalisant la prostitution repose sur un certain nombre de contre-vérités. Je ne pense pas que la position adoptée par les requérantes ou celle du gouvernement vont aider les femmes prostituées et, en conclusion, je vais parler d’une troisième solution, proposée par l’intervenante pour qui j’ai fait des recherches, la Coalition des femmes pour l’abolition de la prostitution.
La preuve déposée au procès comprenait 88 volumes, soit plus de 26 000 pages, incluant des recherches, des articles, des rapports et des affidavits déposés par des témoins experts et par des femmes possédant une expérience de la prostitution. Tous les éléments de preuve que je cite dans le présent article sont tirés du dossier public du procès.
Je veux mentionner brièvement que je vais utiliser le terme de « femmes prostituées ». Je reconnais que certaines personnes prostituées sont des hommes et des transgenres. Toutefois, la grande majorité des personnes prostituées sont des femmes, et la grande majorité des proxénètes et des prostitueurs (« clients ») sont des hommes. Neutraliser à l’égard du genre les mots de la prostitution équivaut à occulter le fait que la prostitution est une industrie genrée. J’utilise également le mot « prostituées » parce que j’ai été invitée par des femmes ayant une expérience de la prostitution à utiliser ce mot, plutôt que de normaliser le tort qui leur a été fait en utilisant un langage qui suggère qu’il s’agit d’un travail comme un autre. Mais je l’utilise aussi pour refléter le fait que la prostitution est en grande partie quelque chose qui est fait à des femmes par les choix et les actions d’hommes.
Contre-vérité No 1 – Cette affaire concerne la majorité des femmes prostituées.
Alan Young, l’avocat des requérantes, a facilement concédé que les arguments des requérantes ne s’appliquaient pas à la majorité des femmes en prostitution. Lorsqu’un des juges de la Cour d’appel l’a interrompu avec le commentaire que ses arguments semblaient prendre pour acquis que les femmes étaient de leur plein gré dans l’industrie, il a répondu : «Certaines travailleuses du sexe n’ont pas le choix; pour certaines, c’est un choix. L’important est qu’il y a des gens – 5, 10, 20% de ce groupe – qui veulent se livrer au travail du sexe et à qui la loi ne le permet pas. » Le juge a alors demandé en quoi son argument concernait les femmes ayant été contraintes à la prostitution. Young a répondu : « Il ne le fait pas. C’est là un problème social que doivent résoudre les organismes d’assistance sociale et les travailleurs sociaux. Je ne veux pas sembler désinvolte, mais nous ne sommes pas ici pour résoudre une situation de crise. »
Le juge lui a alors demandé : « Donc ce que vous affirmez aujourd’hui ne s’applique qu’aux femmes qui sont de leur plein gré dans l’industrie? »
Et Young a répondu : « Très certainement. »
Les estimations de Young quant à la proportion des femmes pour qui la prostitution est un choix volontaire pourraient bien s’avérer exactes. Dans une recherche déposée au procès et menée auprès de 989 femmes dans 9 pays, dont le Canada, 89% des femmes interviewées ont dit vouloir quitter la prostitution. Dans une autre étude, également déposée au procès et menée dans le quartier Downtown Eastside de Vancouver, 92% des femmes prostituées interviewées ont déclaré souhaiter quitter la prostitution.
Traits communs aux femmes prostituées
Quelles sont les forces qui maintiennent la majorité des femmes dans la prostitution, alors qu’elles disent vouloir en sortir? Il était clair à la lecture des recherches versées au dossier d’instruction et des affidavits déposés par les femmes, que les femmes prostituées ont beaucoup de choses en commun. Presque toutes les femmes ont témoigné que la pauvreté était la raison de leur entrée dans la prostitution. Terri-Jean Bedford a déclaré, lors du contre-interrogatoire : « La pauvreté vous gruge les talons. » Une autre femme qui a déposé un affidavit en appui aux requérantes a déclaré qu’elle tentait d’élever un enfant ayant de graves problèmes cardiaques, et que l’aide sociale ne suffisait pas à ses besoins. L’âge moyen d’entrée dans la prostitution a été signalé comme étant de 14 et 15 ans dans les recherches versées au dossier. Beaucoup des femmes ayant déposé des affidavits avaient été prostituées à l’adolescence – en fait, deux des requérantesétaient mineures, et la troisième avait 18 ans. Les femmes autochtones et les femmes « racialisées » sont surreprésentées dans l’industrie de la prostitution. Bon nombre des femmes prostituées ont été victimes d’inceste ou molestées au cours de leur enfance. Beaucoup d’entre elles ont été retirées de leur famille dans l’enfance et prises en charge par l’État. Elles ont généralement de faibles niveaux d’éducation – beaucoup des femmes qui ont déposé des affidavits n’avaient pas terminé leur cours secondaire. Et ce ne sont là que quelques-uns des facteurs qui entretiennent la prostitution des femmes.
Les lois concernant la prostitution peuvent aussi limiter ou faciliter la capacité des femmes de sortir de la prostitution. Criminaliser les femmes prostituées contribue à les maintenir dans la prostitution et n’est pas une solution. Une femme, qui a été reconnue coupable d’une infraction liée à la prostitution, rencontre encore plus d’obstacles pour sortir de la prostitution et de restrictions sur d’éventuels emplois quand elle possède un casier judiciaire.
Cependant, je réfute l’affirmation des requérantes à l’effet qu’une dépénalisation des clients et des proxénètes n’aura aucun effet sur la majorité des femmes. Je pense que supprimer la possibilité de sanctionner les actions des hommes dans l’industrie de la prostitution augmentera les torts causés à la grande majorité des femmes qui veulent en sortir. Des éléments de preuve de l’expérience d’autres pays montrent que supprimer le facteur de dissuasion pénale pour les hommes conduit à une demande accrue de prostitution et à une prolifération des industries de la prostitution légale et illégale. Pourquoi alors centrer le droit sur les 10% de femmes qui disent vouloir continuer dans la prostitution, plutôt que sur les 90% qui disent vouloir en sortir?
Contre-vérité No 2 – La décriminalisation poussera les femmes de la prostitution de rue à la prostitution à l’intérieur.
Les requérantes soutiennent que la prostitution de rue est la pire forme de prostitution, et que les femmes prostituées dans la rue pourront se déplacer à l’intérieur après la décriminalisation. Toutefois, les éléments de preuve issus d’autres pays qui ont décriminalisé les bordels montrent que les femmes prostituées dans la rue ne se déplacent pas vers une prostitution à l’intérieur. La juge Himel elle-même, auteure de la décision de première instance qui est portée en appel, a remarqué qu’« alors que l’on espérait que le PRA (Prostitution Reform Act, 2003, de la Nouvelle-Zélande) amènerait les prostituées de rue (11 pour cent du commerce du sexe en Nouvelle-Zélande) à se déplacer à l’intérieur, des éléments probants indiquent qu’il se fait peu de mouvement entre la rue et les secteurs de l’industrie où la prostitution est pratiquée à l’intérieur » (Traduction). Il est également clair, à la lecture du dossier, que la légalisation de la prostitution aux Pays-Bas n’a pas atteint son objectif d’éliminer la prostitution de rue. À Amsterdam, il existe des zones bien délimitées pour la prostitution de rue, y compris des abris en béton où les hommes peuvent entrer en voiture pour utiliser des femmes prostituées. La juge Himel a noté la « sécurité » de ces abris, en soulignant que les femmes pourraient être en mesure de s’entendre crier l’une l’autre si elles sont aux prises avec un prostitueur violent.
Beaucoup de femmes ayant une expérience de la prostitution m’ont dit que la première règle imposée aux femmes dans un bordel, c’est que vous ne pouvez avoir bu ou pris de la drogue. Et les femmes prostituées dans les bordels légaux doivent subir périodiquement des tests de dépistage d’infections sexuellement transmissibles. (Pourtant, aucun régime légalisé de prostitution n’exige des prostitueurs de subir ces contrôles d’IST.) Compte tenu que beaucoup de femmes prostituées dans la rue sont aux prises avec des dépendances et des maladies, il est douteux qu’elles seraient même acceptées dans des bordels.
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